L’obsolescence psychologique : angle mort de la lutte à l’obsolescence programmée?

L’obsolescence programmée est largement reconnue comme une entrave à la mise en place d’habitudes de consommation soutenables. En effet, la plupart des remplacements de bien génèrent un déchet qui doit être géré et nécessitent la mobilisation de nouvelles ressources pour générer un bien neuf. D’un point de vue écologique, il paraît donc souhaitable que les consommateurs puissent utiliser un produit le plus longtemps possible. Or, l’obsolescence programmée, en réduisant artificiellement la durée de vie des produits, va directement à l’encontre de cet objectif. 

Conséquemment, il n’est pas étonnant que de plus en plus d’initiatives cherchent à restreindre le recours aux méthodes d’obsolescence programmée. Au Québec, par exemple, l’adoption récente de la loi 29 interdit le recours aux méthodes qui diminueraient la durabilité de produits électriques ou électroniques. Elle propose également un ensemble de mesures visant à rendre la réparation de ces mêmes biens plus simple et accessible pour les consommateurs. La France a d’ailleurs interdit le recours à des méthodes d’obsolescence programmée il y a plusieurs années. Le gouvernement français a également prévu une obligation d’afficher un indice de durabilité pour la vente de certains biens d’ici 2025. Cette signalisation visera à informer les acheteurs de la facilité de réparer un produit ou encore de la propension de ce dernier à maintenir sa fonction à travers le temps. Des efforts ont donc été déployés afin de limiter les remplacements inutiles de biens qui devraient pouvoir être utilisés sur le long terme. 

Mais ces mesures sont-elles suffisantes? Les lois adoptées au Québec et en France ont comme caractéristique commune de s’attaquer principalement à l’obsolescence émanant des activités des producteurs et des commerçants. Dans le contexte de ces cadres réglementaires, le consommateur apparaît en quelque sorte comme un acteur plus réactif qu’actif face à ces problématiques. La loi 29, par exemple, s’appuie implicitement sur l’idée qu’un meilleur accès aux services et aux pièces nécessaires pour la réparation entraînera un plus grand engouement pour cette manière d’allonger la durée de vie des biens. Toutefois, des travaux en psychologie suggèrent que la situation est plus complexe qu’il n’y paraît.

Certaines études indiquent que, lorsque nous effectuons un achat, nous ajoutons ce dernier à un « livre de comptes » mental. À mesure que nous utilisons le bien qui a été acheté, nous déprécions la valeur du bien par rapport à son prix d’achat initial.1 De cette façon, après une période donnée, nous jugeons que nous avons “rentabilisé” notre achat.2 3 Il faut bien comprendre que cette idée d’un livre de comptes interne est surtout utilisée afin d’illustrer un processus mental et que les nombres que l’on y retrouverait sont plus des impressions générales que des calculs précis. On retient tout de même de cette idée que, après un certain temps de possession, la valeur subjective qui est attribuée à un objet par son détenteur s’approche de zéro. À partir de ce moment, nous sommes plus susceptibles de vouloir remplacer le bien indépendamment de sa condition.2 3 Par exemple, une personne qui aurait acheté un ordinateur portable il y a huit ans pourrait juger qu’elle a extrait toute la valeur qu’elle pouvait de son achat et qu’il est temps pour elle de le remplacer, même si son ordinateur fonctionne encore de manière adéquate.

Le corollaire de cette dépréciation progressive des biens achetés est qu’il est généralement plus difficile de remplacer un bien qu’on possède depuis peu de temps. Quand nous percevons un bien comme ayant toujours une assez grande valeur résiduelle, nous avons tendance à ajouter cette valeur subjective au coût d’achat du bien de remplacement. Étant donné qu’on n’a pas encore l’impression d’avoir rentabilisé l’achat initial, on considère ce qui reste de ce coût en plus du coût d’un nouveau produit de même nature.2 Prenons le cas d’une personne qui souhaite acheter une laveuse parce qu’elle trouve un nouveau modèle plus attrayant que celui qu’elle a acheté il y a à peine trois mois. Dans cette situation, le coût subjectif du remplacement de la laveuse sera perçu comme combinant le prix de la nouvelle laveuse et la quasi-totalité du prix de la laveuse actuelle. Il est donc psychologiquement plus difficile pour la personne de considérer un éventuel achat comme étant justifié. 

On pourrait s’attendre à ce que ce dernier point vienne considérablement modérer la propension à remplacer un bien rapidement. Bien que ce mécanisme puisse agir comme une barrière, d’autres études semblent suggérer que, face à cette contrainte mentale, nous adoptons des comportements qui pourraient faciliter le remplacement. Un des cas les plus étudiés à ce niveau est celui des téléphones intelligents. Ce type d’objet retient l’attention notamment en raison des sorties fréquentes de nouveaux modèles qui favorisent le remplacement. Dans l’ensemble, les travaux sur le sujet semblent montrer que, si un nouveau téléphone intelligent est mis en marché, les utilisateurs d’un téléphone comparable analysent d’abord ses caractéristiques afin de déterminer s’il offre un avantage technique significatif. Lorsque c’est le cas, le remplacement est plus facile à justifier et on aura tendance à y avoir davantage recours.4

Mais ce mécanisme peu aller plus loin encore. Au-delà de chercher à justifier un achat en mettant en lumière les avantages d’un nouveau modèle, les consommateurs vont également parfois chercher à trouver des désavantages à leur modèle actuel. Par exemple, une idée fréquemment véhiculée concernant certains téléphones intelligents veut que les manufacturiers diminuent progressivement la performance des appareils qu’ils vendent par le biais de mises à jour. C’est d’ailleurs un des phénomènes les plus médiatisés concernant l’obsolescence programmée. Pourtant, une étude des comportements de détenteurs de iPhone a montré que l’utilisation de sites de mesure de performance (benchmarking) des téléphones semble coïncider davantage avec les sorties de nouveaux modèles qu’avec les mises à jour fournies par Apple.2 De plus, il ne semble pas y avoir de corrélation significative entre la performance d’un téléphone et la tendance à effectuer un test. La performance des téléphones sur la période étudiée est d’ailleurs étonnamment stable.2 Ces indicateurs permettent de croire que les consommateurs sont à la recherche de preuves qui permettraient d’indiquer un ralentissement de leur appareil et qui, par le fait même, rendraient légitime un remplacement.    

De manière similaire, lorsqu’un nouveau modèle de téléphone intelligent n’offre que des améliorations mineures ou esthétiques, les propriétaires de modèles moins récents semblent avoir une plus grande propension à adopter des comportements susceptibles d’endommager leurs appareils. Une étude réalisée en prenant encore une fois le cas des iPhone montre que les ventes d’appareils faisant suite à l’annonce d’un nouveau modèle présentent une plus grande proportion de vente d’appareils endommagés lorsque le nouveau modèle est semblable à l’itération précédente. Cela suggère que plusieurs utilisateurs avaient adopté plus de comportements qui risquaient d’endommager leurs appareils.1 Ce constat peut sembler insensé à première vue, mais il prend son sens lorsqu’on considère la barrière psychologique engendrée par le mécanisme de rentabilisation évoqué précédemment. Le fait qu’un objet soit endommagé peut aider les consommateurs qui ont fait un achat récent à diminuer la valeur perçue de l’objet et à justifier un remplacement. Pris simplement, si un nouvel appareil n’offre pas d’avantage technique majeur, certains acheteurs auront tendance à dévaluer artificiellement le modèle en leur possession afin de faciliter mentalement l’achat. 

Une fois ces phénomènes exposés, il paraît pertinent de se demander quelles stratégies peuvent être mises en place afin d’y remédier. À l’échelle individuelle, une première étape pourrait simplement être de tenter d’identifier les processus mentaux qui nous incitent à effectuer un achat. De manière générale, le fait de comprendre et d’identifier la manière dont notre esprit fonctionne nous permet de modifier nos comportements de manière conséquente.5 Incidemment, le fait d’entretenir une réflexion personnelle qui tient compte des facteurs psychologiques qui incitent à remplacer un bien pourrait favoriser une prise de décision plus rationnelle. Des études sur le sujet du remplacement des téléphones cellulaires suggèrent également que les normes sociales de certains groupes exercent une pression sur les individus afin de favoriser un remplacement fréquent des appareils qu’ils détiennent. Dans de telles situations, le fait de se joindre à des groupes ou de développer des liens avec des personnes qui valorisent plutôt la longévité des appareils pourrait faciliter la mise en place d’habitudes de consommation plus écologiquement responsables.6

Au-delà de la consommation individuelle, les personnes en mesure d’effectuer des choix au nom de groupes ont la possibilité d’avoir un impact important sur la prolongation de la durée de vie des appareils électriques et électroniques. Par exemple, les employeurs qui fournissent des téléphones portables ou des ordinateurs à leurs employés peuvent opter pour des modèles plus facilement réparables et favoriser au maximum la réparation des appareils plutôt que leur remplacement.6

D’ailleurs, l’idée n’est pas d’avancer que les consommateurs doivent porter le fardeau du remplacement hâtif de plusieurs types de biens ou de suggérer que les mesures législatives ciblant les producteurs et les commerçants sont inutiles, loin de là. Seulement, une action efficace de lutte à l’obsolescence doit tenir compte du fait qu’un bien sera remplacé lorsqu’il sera affecté par le premier type d’obsolescence qui le touchera. Si cette obsolescence est psychologique et qu’elle affecte des biens qui fonctionnent toujours de manière adéquate, les législations concernant la réparation, par exemple, pourraient ne pas se montrer aussi pertinentes qu’escomptées. Ce n’est pas tant que ces mesures sont inutiles, mais plutôt qu’elles sont insuffisantes à elles seules.

Une exploration plus approfondie du problème serait nécessaire afin de déterminer les instruments qui permettraient le plus adéquatement de lui faire face. Néanmoins, de manière provisoire, il ne semble pas trop hasardeux de suggérer que l’information, la sensibilisation et l’éducation des consommateurs quant à cet enjeu sera un incontournable. Une seconde avenue à explorer pourrait être de remettre en question la normalisation du remplacement propagé par la publicité ou par les lancements fréquents de nouvelles versions des mêmes produits.


Notes et références

1 Belleza, S., Ackerman, J. M., et Gino, F. (2017). « Be Careless with That!” : Availability of Product Upgrades Increases Cavalier Behavior toward Possessions. Journal of marketing research, 54(5). 768-784. https://doi.org/10.1509/jmr.15.0131

2 Makov, T. et Fitzpatrick, C. (2021). Is repairability enough? big data insights into smartphone obsolescence and consumer interest in repair. Journal of Cleaner Production, 313. https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2021.127561

3 Roster, C. A. et Richins, M. L. (2009). Ambivalence and attitudes in consumer replacement decisions. Journal of Consumer Psychology, 19(1). 48–61. https://doi.org/10.1016/j.jcps.2008.12.008

4 Shani, Y., Appel, G., Danziger, S. et Shachar, R. (2020). When and Why Consumers « Accidentaly » Endager Their Products. Management Science. https://pubsonline.informs.org/doi/10.1287/mnsc.2019.3509

5 Rhodes, M. G. (2019). Metacognition. Teaching of Psychology, 46(2). 168-175. https://doi.org/10.1177/0098628319834381

6 Oraee, A., Pohl, L., Geurts, D. et Reichel, M. (2024). Overcoming Premature Smartphone Obsolescence amongst Young Adults. Cleaner and Responsible Consumption, 12. https://doi.org/10.1016/j.clrc.2024.100174

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